Privés d’enfance

Se glissant dans la peau des grands, les enfants en dessinent des portraits féroces. Machiste, lâche, avare, pontifiant, Vonijn conditionne son fils par des principes du genre : "Un homme intelligent respecte la règle : la tête dans le sable, le cul contre le mur." Milena, son épouse soumise, approuve la plupart des lieux communs, proférés par son mari comme : "Le père bat la mère, c’est normal." Parfois, cependant, elle revendique un féminisme exacerbé. Leur rejeton, Andria, se rebelle, réclame des Reeboks, un appartement et se complaît à tuer ses géniteurs. Nadezka a hérité du rôle du chien, un pauvre clebs qui mendie un peu d’attention.

Vieillis trop vite, ces gosses ont besoin de se libérer par le jeu. Les paroles cyniques, qu’ils reproduisent, reflètent le monde impitoyable qui ne leur a pas laissé le temps de grandir. Le lustre ébranlé, le tonnerre des bombardements, les allusions aux réfugiés de Bosnie ou à la politique américaine nous rappellent que la guerre est là, en filigrane. Par le biais de ces affrontements violents, de cette famille à la dérive, l’auteur serbe dresse un état des lieux de l’ex-Yougoslavie. Sa pièce nous intrigue, nous provoque, nous fait réfléchir et débouche sur des scènes très émouvantes. Dommage qu’elle plafonne dans l’une ou l’autre séquence, à cause de passages redondants.

Malgré ce bémol, le spectacle est très réussi. Pour les acteurs, le défi était de faire vivre des enfants singeant les adultes, sans tomber dans la caricature. Il est brillamment relevé. Avec son joli visage de matriochka, Lieve Philippo incarne une fillette qui distribue les poignées de nourriture, comme si elle jouait à la dînette. Et elle est tout aussi convaincante, quand elle dévoile les contradictions de la mère de famille. Au fil des onze tableaux, Sébastien Schmit exprime la maturation d’Andria, avec beaucoup de justesse. Pré-ado dégingandé, il méprise sa mère (C’est une femme !), nargue le chien, adhère au racisme familial. Et puis on le voit s’émanciper, contester les idées politiques des parents et se rapprocher de Nadezda. La présence rayonnante de Thierry Janssen donne à Vonijn un relief extraordinaire. Se gargarisant de ses certitudes, il devrait apparaître comme un fasciste odieux. Mais son allure clownesque et sa gestuelle de pantin, monté sur ressorts, dédramatisent la personnage. Mimant l’effroi, la faim, le besoin de caresses, Fanny Roy représente un chien fort attendrissant. Elle gémit, jappe, frétille, sans jamais cabotiner. Et quand la parole lui revient, elle est poignante.Il faut saluer l’ingéniosité du décor qui associe guerre et enfance. Sur un terrain recouvert de sable (Nadezda en fait des pâtés, avant le début de la pièce) trône une table qui a échappé au désastre. Point d’ancrage de la famille, c’est aussi un meuble magique, truffé de tiroirs, qui livreront petit à petit leurs secrets.

Habitée par "la honte et le sentiment d’être responsable d’actes et de décisions qui ne furent pas les siennes", Biljana Srbljanovic dénonce , sans relâche, les méfaits de la guerre, avec passion et talent.

Jean Campion



 

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