Une Société de sévices

Après avoir égrené une litanie de jobs alimentaires, "offerts" aux jeunes, deux filles deviennent opératrices de call center. Conversations identiques qui s’entrechoquent, même jovialité commerciale et en duo l’hymne : "Belgacom, nous sommes les meilleurs !" A côté de ces deux spécimens, il faut en imaginer des dizaines d’autres, coincés dans leur cagibi, sur un immense plateau, rouge du sol au plafond. C’est ce que nous explique Pierrick De Luca, un comédien qui a travaillé dans un tel centre. Prisonnier de l’ordinateur et abruti par la musique "techno-accordéon", que lui impose son chef, il tente de transformer les "contacts argumentés" en ventes. Chaque victoire, remportée dans ce boucan, est signalée par un trait rouge. Sur le grand tableau !

Celui-ci rend compte aussi des retards, de la longueur des pauses, du nombre d’appels, de leur rentabilité. Constamment fliqués, les opérateurs apprennent à arnaquer le client, en l’entraînant dans la spirale du "oui" ou en jouant sur la corde sensible. Un coach les débarrasse de leurs tics de langage par un conditionnement implacable. Quand un bon élément veut renoncer à cet esclavage, une DRH rouée le manipule pour le retenir. La seule question qui préoccupe la direction : comment "dupliquer" les employés les plus performants ?

On mesure les dégâts de cette robotisation à travers quelques scènes dramatiques. Cependant, "Une Société de services" est une pièce moins tendue que "Grow or go". En effet, Françoise Bloch recourt fréquemment à une ironie subtile et aère le spectacle par certaines séquences franchement drôles. Juché sur un cerf majestueux, un opérateur croit s’évader dans la forêt et bute sur...le tableau constellé de traits rouges. Un autre s’efforce de trouver une justification à son travail, dans un monologue délirant. Grâce à la fluidité de la mise en scène, les quatre comédiens passent d’un personnage à l’autre avec beaucoup d’aisance. Le ballet de leurs chaises de bureau à roulettes et la vidéo, en contrepoint de l’action, donnent de la cohésion et du dynamisme à cette succession de tableaux. Dommage que la pièce s’essouffle, en évoquant les retombées d’une restructuration.

Sur l’écran, un extrait des "Temps modernes" nous montre Charlot luttant désespérément contre la cadence infernale du travail à la chaîne. Il est englouti par la machine et se retrouve coincé dans ses engrenages. Cette image, filmée par Chaplin en 1936, est toujours d’actualité. On a allégé les tâches physiques de l’homme, grâce à des machines de plus en plus performantes. Mais il est toujours tyrannisé par l’obsession du rendement. Comme en témoigne l’épidémie de suicides chez France-Télécom.

Jean Campion



 

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